VI

Si tu veux, je l’ai touché…

 

 

 

) Il avait déjà sauté dans son char, dont je ne peux sérieusement dire s’il était à voile ou à hélice, à cerf-volant, aéroporté ? Il régla en un tournemain un ensemble de petites voiles triangulaires, actionna des deux pieds des pédales, fit ronfler et bloqua des hélices… Son char bondit, volta sur lui-même, ébaucha quelques zigzags, quelques dribbles, puis il traça en direction du ballon en décrivant dans l’herbe une arabesque si imprévisible qu’elle pouvait passer pour une signature – ce que d’une certaine façon, elle était.

 

 (Subrepticement) j’aurais rejoint un petit feu, comme il y en avait (çà et là) trouant la prairie noire ? Ivre, j’étais en pleine Larcose nostalgique, la tête dans les muages. Ce qui m’aurait guidé (outre fuir le corps de Coriolis qu’un matelot avait fait chavirer sous mes yeux) ? La voix de Caracole. Elle m’avait cueilli sur une salve, je l’avais cherchée et trouvée (ce petit feu justement autour duquel lui et un homme intense, tanné et barbu, se tenaient en tailleur). Je sentis, à leur regard, que ma présence n’était pas spécialement la bienvenue. Ils m’acceptèrent nonobstant, sans pour autant couper une conversation dont le ton (inhabituellement sérieux, sinon grave, chez Caracole) m’intrigua sur le champ :

— Tu étais aimé et admiré comme peu de conteurs peuvent aujourd’hui s’en targuer. Tu passais de vaisseau en vaisseau, petit Caracole, de ville en palais, tu avalais et remontais, tu tirais des diagonales, tu te nourrissais de femmes et de fêtes, de paysages… Partout des seigneurs te demandaient et tu ne refusais rien. Et puis un beau jour, tu croises la Horde, tu sautes du navire et tu disparais. Et te voilà donc hordonné, depuis… combien de temps maintenant ?

— Cinq ans.

— Et tu comptes rester avec eux ?

— J’irais avec eux, si vent veut, jusqu’au bout de la terre.

— Pourquoi ?

Caracole ne répondit pas tout de suite. Il tourna son visage vers moi, me scruta en silence puis :

— Larco, puisque le vent t’a drossé dans cette crique où tu n’étais pas attendu, je t’y accepte. Sache que tu as en face de toi mon plus vieil ami fréole, Lerdoan, qui est philosophe. Cette conversation va toucher à des aspects de ma vie que toute la horde ignore – et doit ignorer. Es-tu prêt à les découvrir et te sens-tu capable de te taire ?

— Je crois, oui.

— Fais-tu le serment de garder les folies que tu vas entendre secrètes ?

— J’en fais le serment, sur les muages.

— Muer est de ton âge…

Le philosophe me jaugea longuement, à la suite de Caracole. Il hocha finalement la tête pour (je le vécus ainsi) signifier à notre troubadour qu’il pouvait effectivement parler. Caracole arracha quelques poignées d’herbe et les jeta dans le feu. (Elles grésillèrent.) Tout, dans son attitude d’ordinaire si volage, montrait qu’il accordait une importance cruciale à cette discussion :

— Longtemps je me suis fait de la vie, ainsi que toi Lerdoan, une exigence de parcours. Rien ne fut donc plus précieux pour moi que les voyages puisqu’ils avaient potentiellement cette force : celle de faire jaillir le neuf, le virginal des filles, l’inouï. M’offrir plus que l’univers humain : le Divers ! Pendant des années, je me suis abreuvé de différences. Puis progressivement, j’ai senti que ma fraîcheur déclinait. À mesure des rencontres bien sûr, dont rares devenaient celles qui me touchaient au vif. Mais en vertu aussi, et plus intimement, de ce sentiment que les bonds hors de moi qui avaient si longtemps fait mon charme, disons-le, s’atrophiaient. Et qu’au fond, à ceux que je croisais, je demandais de m’émerveiller tandis que moi, passif, en attente, tel un poussah de fate engeance, j’avais perdu jusqu’à la soif du divers. J’étais un nomade, certes et toujours. J’en exhibais, sur mon pull d’arlequin, les preuves. J’avais toujours au creux des lèvres quelque histoire torse rapinée en village. Mais dans mon esprit, je ne voyageais plus. Je me répétais. Je redondais, au lieu de vagabondir. J’étais devenu comme une outre qui attend d’être remplie et qui se vide devant le premier seigneur !

— Tu cherchais surtout à devenir vaste, si tu te souviens. Tu voulais t’agrandir comme une terre, te peupler, prendre ton poids d’expérience.

Comprendre qui nous étions, nous les hommes.

— Je suis devenu vaste, Lerdoan. Vaste à la manière de mon maillot : un patchwork cousu à l’inspiration, tissé de vifs, qui s’effiloche sans cesse.

Regarde !

— Moi j’aime ce maillot, il te résume si bien… Il t’humanise aussi…

— Ce qui va te paraître étrange, c’est que je n’ai commencé à comprendre le vent qu’en entrant dans la Horde. Pas qu’ils sachent mieux que vous, les Fréoles, ce qu’est le vent. Larco te le dirait : ils en ont une connaissance technique très bouffonne, empirique. Ils sont foutrement incapables de tirer un honnête parti d’une éolienne ! Ils n’ont pas la moindre idée de la vitesse que peut atteindre un char-volant. Pourtant, ils contrent au sol comme personne, au point de rivaliser avec des animaux comme le gorce.

J’étais amusé au début, par leur approche rustaude. Puis j’ai commencé à contrer avec eux, des jours et des jours, vent dans la gueule, et j’ai appris !

J’ai appris ce que je croyais déjà savoir, Lerdoan ! Par la lenteur. La masse, la pâte épaisse du vent. Au début tu ne manges plus, tu n’as plus faim, tu te nourris de bourrasques. Ils n’ont pas d’instruments, tu sais. Pas le moindre anémo ! Ils plantent de petits pieux au sol et ils suspendent des bouts de chiffons ! Pour fixer un peu les choses, quand on se met en marche. Mais en fait, ils savent, rien qu’en se dressant et en fermant les yeux : le flux, sa vitesse, ses périodes, l’amplitude des salves, la nature des turbulences, tout !

Et même ce qu’on va trouver plus haut, selon la viscosité de l’air, de sa chair !

— La Horde a toujours eu un autre rapport au vent… C’est ce rapport qui rendra capable de repérer les neuf formes du vent là où les Fréoles pourraient explorer la terre entière, dans toutes ses largeurs, sans y rien découvrir !

— Un autre rapport à la vitesse aussi, et à l’espace. Quand j’étais Fréole, je vivais de cartes. On volait d’une ville à l’autre, je me souviens, en se guidant au sextant. Entre les deux, on jouissait du paysage certes, mais comme d’un vide entre deux pleins. Nomades, nous l’étions, mais des nomades organisés, situés dans l’espace, qui savaient à chaque instant où ils étaient et où ils allaient. On tirait des diagonales nettes sur un quadrillage préexistant. Dans la horde, nous n’avons pour toute carte qu’un tracé, tatoué sur la colonne vertébrale de Steppe, de Pietro, de Sov, du Golgoth…

Chacun d’eux possède une portion du tracé.

— Mais au fond, ce tracé ne sert à rien. Ce qui compte, c’est l’espace entre les points, là où aucune carte ne peut plus vous guider…

— Le point n’est qu’un relais, un passage entre deux déserts, entre deux velds, entre deux mondes. Il n’est plus le but du voyage, comme chez les Fréoles. Chaque jour, nous progressons par petites touches têtues, physiques, tactiles, de proche en proche, sans prédestination, selon la nature du sol, du relief et du vent. Il n’y a pas de perspective, la visibilité est restreinte. Nous évoluons au centre d’un volume sonore et aromatique, au flair, au groin…

— Comment as-tu pu supporter cette lenteur, cette monotonie du contre, toi qui as toujours eu besoin de bouger, de changer ?

 

π Sonnés, Léarch, Steppe et Barbak se relèvent avec peine. J’ai rejoint Sov qui m’a expliqué ce que je savais déjà : le duel a commencé. Il est sous Code Ker Derban. Le veld est balayé par un vent forcissant. Par moments, la lune pleine sort entre les nuages. On y voit alors suffisamment pour deviner creux et bosses de la haute prairie. Elle a une couleur argentée. Erg surgit brusquement du tas de tissu qui a été une montgolfière. Silène est resté dans son char. Il tire aussitôt au lance-harpons, en faisant valser son char. Un, deux, trois, quatre… Les harpons flèchent. Claquent. Puis se réenroulent dans un bruit de rotor. Erg n’a pas été touché. Il n’a pas cherché à riposter non plus. Pas du sol.

— Prends le ciel, file… chuchote Steppe pour lui-même.

 

 Caracole s’arrêta à nouveau. Il tisonna le feu du bout de son boomerang. Il passa ensuite lentement ses deux mains sur son visage (comme s’il en découvrait les aspérités en aveugle ou voulait s’assurer qu’il ne disparaîtrait pas) :

— La monotonie n’existe pas. Elle n’est qu’un symptôme de la fatigue. Le divers, n’importe qui peut le rencontrer à chacun de ses pas, pour peu qu’il en ait la force et l’acuité. Ainsi parlait Lerdoan, non ? C’est ça que j’ai découvert. D’une certaine façon, l’effort physique, la tension des fibres face au vent, rend possible cette force, même si elle reste essentiellement mentale – sentie-mentale. Ce qui a changé en moi, Lerdoan, c’est que je suis devenu actif. Lorsque rien ne vient plus te nourrir passivement, puisque chaque pas coûte, exige de toi, il faut lever la tête, ouvrir grandes tes narines, capter chaque nuance de vert sur la prairie monochrome, sentir comment se faufiler entre les nappes ! Puisque les rencontres sont rares, il faut orpailler la richesse chez ceux qu’on côtoie tous les jours – même si ce ne sont que des traîne-cages comme Larco…

— Je prends ça pour un compliment, Carac…

— « Orpailler » oui, un de mes maîtres mots. Je vois qu’il te reste des bribes de nos discussions anciennes. Orpailler et retenir en soi. Se constituer un monde du dedans. Une mémoire.

— C’est ça qui reste pour moi le plus difficile. Je me sens parfois comme un perleur dans un village de montagne. J’essaie de mettre ma conscience en travers de la brume qui passe, comme eux leur grillage de fer. Je prie pour que des gouttes d’eau se forment sur le métal et après j’essaie de secouer la grille, doucement, afin que ça glisse dans le chéneau. Je voudrais condenser ces instants qui bruinent, conserver – tout en restant disponible à ce qui arrive – ne cesse d’arriver. J’ai du mal à faire circuler la vie en moi sans qu’elle s’échappe, par le trou de l’oreille ou par le trou du cul…

— Elle ne s’échappe pas, rien ne s’échappe en fait. Tu possèdes à chaque instant la totalité de ton passé, il s’accumule et se recompacte en permanence. Sinon tu serais déjà fou. Ta vision de la mémoire est contaminée par le sens commun, troubadour. La mémoire n’est pas une faculté qui pourrait ou non s’exercer. Nous retenons tous absolument tout. Ce qui fait la différence, c’est la capacité d’oubli…

— Justement, j’oublie tout !

— On ne se refait pas, troubadour…

— Non. Mais on se fait !

— Je dirais surtout qu’on se fuit. On ne se fait qu’en se fuyant. Et c’est l’oubli qui permet et opère cette fuite. L’oubli actif de cette mémoire inexorable qui nous fait. Il faut apprendre à décamper.

 

π Ça y est ! Erg a sorti son parapente de combat : une aile très courte. Celle conçue par Oroshi pour ne pas dériver, même sous stèche. Il a fixé sous ses pieds deux hélices horizontales. Il s’élève rapidement, dos au vent et plie ses genoux en vol. Le flux entraîne les hélices. Elles lui serviront à la fois de propulsion courte, pour les mouvements d’esquive, et de bouclier. Silène n’a cessé de bouger. Son char effleure l’herbe, saccade, se décale par sautes. Des tirs partent. Lance-harpons encore. Trop courts. Suivis de salves, grenailles ou cailloux, qui jaillissent d’une unité de tubes. Erg est manifestement pris de vitesse, il ne parvient pas à riposter. Tout juste à éviter les frappes qui sifflent. La cadence, impressionnante, cherche à le pousser à la faute.

— Je voulais te poser une question, Lerdoan, que je me pose depuis peu, mais de plus en plus souvent…

— Pose-la.

— Tu m’as vu présenter la Horde ce soir. Tu as dû m’observer attentivement…

— Bien sûr.

— Est-ce que tu me trouves aussi rapide, autant en mouvement qu’autrefois ?

 

 Le vieil homme ouvrit et referma sa main dans l’air vide, comme s’il empoignait une turbule (ou la filtrait ?). Sa voix, pour son âge, sonnait extrêmement claire :

— Ce sont deux questions différentes, si je puis me permettre. C’est un peu comme pour la notation des vents ou le nœud d’un combat : la vitesse peut être quantitativement très élevée, elle ne sera pas pour autant rapide. Inversement, le mouvement peut être remarquablement lent, voire quasi-immobile et pourtant s’avérer fulgurant.

— Je ne suis pas sûr de comprendre.

— Je t’ai vu jeter des boomerangs sur le dénommé Silène. Tes jets étaient extrêmement rapides, si l’on s’en tient à la vitesse de ton bras. Mais tu n’y as mis aucun mouvement, tu jouais. La preuve, Silène les a esquivés d’un décalage de nuque. Silène a été vif. Toi tu as été vite.

— Quelle différence ?

— C’est délicat à expliquer. Il y aurait comme trois dimensions de la vitesse, qui sont aussi celles de la vie. Ou du vent. La première est banale : elle consiste à considérer comme rapide ce qui se déplace vite. Cette vitesse-là est celle des véhicules, des jets d’hélice, d’un slamino. Elle est quantitative, relative à des coordonnées dans l’espace et le temps, elle opère dans un univers supposé continu. Appelons-la, cette vitesse relative, rapidité. La seconde dimension de la vitesse, c’est le mouvement, tel qu’il se déploie chez un maître foudre de la trempe d’un Silène justement. Le mouvement – ou le comme ils disent eux – est cette aptitude immédiate, cette disposition foncière à la rupture : rupture d’état, de stratégie, rupture du geste, décalage. Elle est indissociable d’une mobilité intime extrême, de variations incessantes dans la conscience du combattant, du troubadour, du penseur. Exprimé sur le plan éolien, le mouvement, ce serait la bourrasque. À savoir : non plus la quantité d’air écoulée par unité de temps, la vitesse moyenne, mais ce qui distord le flux : aussi bien l’accélération que la turbulence – ce qui le fait qualitativement changer –, l’inflexion. Entre un slamino et une stèche par exemple, il n’y a pas de différence de vitesse, mais une vraie différence de mouvement. Sur le plan vital enfin, le mouvement, ce serait la capacité, toujours renouvelée, de devenir autre – cet autre nom de la liberté en acte, sans doute aussi du courage. Suis-je clair ?

— Autant qu’il est possible à cette heure de la nuit, Lerdoan…

 

) Ça se déroulait on ne pouvait plus mal pour Erg. Il vacillait dans le ciel depuis plus d’un quart d’heure, héron perdu qu’un chasseur se serait amusé à affoler de tirs. Au sol, le char de Silène n’offrait en revanche aucune cible tant sa vivacité, à peine croyable, le mettait à des dizaines de mètres des rares frappes qu’avaient pu intercaler Erg dans les salves ininterrompues que crachait le véhicule. Contrairement à Pietro, je n’avais jamais vu combattre un maître foudre, et ce que je découvrais était très au-delà des récits qu’on m’en avait rapportés. Pour la première fois, je pris conscience qu’Erg pouvait perdre. Et au fil des minutes monta en moi, cran après cran, une espèce de terreur face au déchaînement polymorphe de la machine de guerre du Poursuiveur. Je m’identifiais à Erg et j’étais débordé par Silène, noyé de coups, d’écarts, de ruées qui ne suivaient aucune figure connue, coupaient les angles, rendant impossible la moindre anticipation, le moindre espoir de le toucher. Jamais aussi peut-être je n’avais tant admiré Erg que dans cette situation-là, non pas pour sa stratégie, qui était suicidaire, mais pour son courage, son courage face aux stries glaciales des hélices, face à la stridence insupportable des serpes. Car le son – le son seul donnait une idée de la vitesse des jets. Scandait la férocité du combat. J’avais déjà lancé une hélice, nom de dieu, je savais le sifflement que ça faisait ! Mais là – là c’était inhumain, ça montait à l’extrême limite de l’aigu…

— Il faut qu’il se pose, il va se faire laminer !

— Surtout pas. S’il se pose maintenant, le char va le cribler.

— Parce qu’il ne le crible pas en ce moment, Pietro !

— Taisez-vous ! Erg suit la seule stratégie possible face à un guerrier du Mouvement ! Il faut vider le char de ses munitions ! S’il combat au sol, Silène va carreler les deux dimensions. Comme un damier. Erg ne pourra pas se porter sur une case sans être abattu !

— Comment tu sais ça ?

— J’ai fait quatre mois à Ker Derban. Je les ai vus s’entraîner.

— Vents du ciel, regardez ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Barnak, des bombairs !

Je levai la tête et vis une douzaine de ballons noirs gonfler et s’élever du char. Ils avaient des allures de méduses nocturnes, surtout en raison du lest qui pendait sous leur bulbe à la manière d’un tentacule. Je ne réalisais pas ce que ça impliquait bien qu’au visage de Pietro, je sus que c’était grave. Erg réagit superbement, à l’arbalète méca. Il toucha à plus de cent mètres deux ballons en train en train de décoller du char et ! Sur le coup, je crus que c’était fini – le char fut projeté en l’air par le souffle de la double explosion et il partit en tonneaux… Au même moment éclataient des feux d’artifice du navire, à un kilomètre de là.

— Il est mort, c’est plié, il l’a bousillé !

— Il est tellement mort, les gars, que son âme monte déjà au ciel, regardez-le bande de blaireaux ! lâcha Léarch.

 

π Silène s’est expulsé du char. Son aile noire se mêle aux bombairs qui flottent à dix ou quinze mètres au-dessus de la prairie. Il y en a une dizaine. Erg mène bien son combat. Il laisse Silène attaquer. Silène gâcher ses munitions. Silène bouger pour apprendre comment il bouge. Parce qu’il se déplace selon des techniques, selon des rythmes acquis, selon des règles. Pour les néophytes, un maître foudre reste totalement imprévisible. Le génie spontané. Peu de gens savent que le sens de la fuite, chez un être humain, est biologique. Donc anticipable. Donc que l’Arme du Mouvement a élaboré conceptuellement des trajectoires de fuite. Des circuits d’écarts. Des trajets complexes d’esquive. Qui s’apprennent. Il y a une grammaire. Il existe une syntaxe du mouvement, comme pour le vent. Bien sûr, au plus haut niveau, résiste une part inenseignable d’improvisation. Mais avec de l’expérience, on peut repérer certains circuits, certains parcours qui reviennent. Et les prévoir.

— La troisième dimension de la vitesse est la plus imperceptible. On la trouve rarement incarnée. Tu es à mes yeux, Caracole, l’un des seuls êtres vivants que j’ai rencontré qui la donne à voir – par instants, sur quelques éclats, quelques flèches. J’appelle cette vitesse le vif. Elle est adossée, secrètement, à la mort active en chacun, elle la conjure et la distance. Le vif n’est pas relatif à un espace ou à une durée. Il n’opère pas un pli ou une déchirure dans un tissu préexistant, comme l’opère le mouvement. Il est le surgissement absolu. Il amène, dans un vent, dans une vie, dans une pensée, le plus petit écart. Un minuscule apport, à peine un grain, et tout explose… Il faut comprendre que le Mû n’est rupture qu’en apparence, rupture pour une perception humaine, forcément limitée. En toute rigueur, il demeure une transformation continue.

— Le vif, c’est autre chose…

— Le vif, c’est ce qui t’a fait, c’est l’étoffe dont sont tissées tes chairs, Caracole. C’est la différence pure. L’irruption. La frasque. Quand le vif jaillit, quelque chose, enfin, se passe –

— Est-ce que le blaast, ce serait en quelque sorte le vif dans le domaine du vent ?

— Le blaast est une explosion soudaine du vent. Rien de plus qu’une bourrasque très intense.

— Plutôt ce que tu appelles un mouvement ?

— Oui. Le vif, je ne devrais pas te le dire, et encore moins devant ton ami Larco… Vous ne l’avez encore jamais rencontré.

 

 Le vieux marqua une pause d’hésitation. Encore somnolent, je déployais mes oreilles en fleur :

— Le vif est la huitième forme du vent.

— Quelle est la neuvième ? ne pus-je m’empêcher d’intervenir.

— Restez tranquille, monsieur Larco. Elle viendra bien assez tôt vous le chuchoter à l’oreille…

 

π Pendant quelques minutes, ni Silène ni Erg ne tentent le moindre tir. Ils volent autour des bombairs en se jaugeant. Erg a fixé deux hélices sur ses avant-bras, dans l’encoche de son armure. Juste en dessous du coude. Il est en repli défensif. Il vole bras croisés face au vent et bras en croix sous le vent, afin de maintenir ses hélices en rotation. La lune brille et s’éteint, selon les nuages. Les bombairs sont gonflés à l’air comprimé. Ils sont remplis de grenaille. Une seule frappe peut déclencher une explosion en chaîne. Peut-être pas. Soudain, Silène décroche et plonge au sol. Deux hélices crient. La première siffle sur une trajectoire circulaire… Elle vise la masse des ballons… La seconde est un tir à quadruple boucle sur Erg qui l’oblige à se décaler… vers les ballons…

— Noon ! Pied au sol, Silène vient de surlancer une troisième hélice. Un jet prodigieux qui tranche sur sa trajectoire la plupart des cordes de lest… Les ballons les plus hauts montent au niveau d’Erg qui a tenté une pointe désespérée vers la lune. Ils explosent coup sur coup, irradiant dans l’espace une grêle de métal. Erg pare instantanément des quatre hélices – pieds et bras – en se mettant en boule. Sa voile est criblée de trous. Il perd sérieusement de l’altitude. Sort son aile de secours, remonte un peu… Sous ses pieds, à cinq mètres à peine, une série de bombairs éclate à la volée. Il pare encore – comme il peut, sous une nuée sifflante de plomb qui déchiquette son aile et son armure.

 

) Je n’osais plus regarder Erg, savoir si, au bout de ce parapente en lambeaux, pendait encore un homme ou un sac de viande éventré. Les bombes avaient explosé comme des lunes noires.

— Il est vivant ! beugla finalement Steppe. Effectivement, entre deux méduses, une aile, oscillant bord sur bord très dangereusement, se faufila. Erg effleura les ballons et les repoussa avec précaution vers le bas… Ils allaient toucher le sol quand il les fit exploser d’un carreau d’arbalète… En vain : Silène jaillit d’un bond-porté à quinze mètres de haut et il vola effrontément sur Erg, se plaçant en vol tremblé à moins de vingt mètres de lui ! L’échange de tir toucha à ce moment-là à la fulgurance – on n’y comprit absolument rien. Sauf qu’au fracas métallique des parades succéda le silence, le pur bruit des ailes menées à leur limite. Lorsque la lune revint, nous comprîmes qu’aucun des deux n’avait plus de munitions. Ou alors une ultime, volontairement masquée ? Le combat se déroulait maintenant à une trentaine de mètres au-dessus du vide, aile contre aile, à main nue pour Silène, avec quatre hélices tordues pour Erg. Ce qui constituait un avantage. Un avantage s’il n’avait eu en face de lui le plus déroutant ailier qu’ait jamais enfanté la bande de Contre. De l’avis des spécialistes, Erg Machaon était unanimement considéré comme un as du parapente, membre redouté de l’Ailite, imprenable en vol. Toute la horde l’admirait à ce titre et personne n’aurait pu imaginer… Enfin, bref… Il avait trouvé un adversaire dont le moins qu’on puisse dire est qu’il était à sa hauteur. Dès la première passe d’Erg – une torche ultrarapide suivie d’un saut ascendant, tête en bas, pieds projetés, hélices à bloc – il fut clair, à la sobriété hallucinante de sa parade, que Silène anticipait en seigneur. Le fouetté d’Erg passa peut-être à vingt centimètres de la nuque du Poursuiveur et le souffle de l’hélice dut lui caresser le visage mais il ne jugea pas nécessaire de se décaler plus nettement. Face à chacun des trois assauts qui suivirent, Silène observa une immobilité glaçante. Il resta fixe dans le ciel. Attendit. Esquiva d’un écart. Se replaça. Fixe à nouveau. Après un « el rollo », deux « clapots », un « plié-droit » et ce que Pietro me commenta éberlué comme une sorte de triple « slaba grab à syncope », Erg s’arrêta à son tour. Tout débutant vous dira à quel point le vol stationnaire sous slamino est une impossibilité. Pas pour eux. Ils restèrent donc ainsi, immobiles dans le ciel, comme debout sur un plancher de nuit, à se regarder…

— J’aime pas ça…

— Erg n’est bon que quand il bouge.

— Il sait plus quoi faire… Il a usé toutes ses passes.

— Il est en train de se faire piéger !

— Vos gueules, il le domine !

— Il domine plus rien depuis le début, les gars… Cette fois-ci, ils nous ont envoyé le vent même… Ce type est pas humain.

Ça persista une sacrée épaisseur de temps – qu’aucun d’entre nous ne prit pour une trêve tant les nerfs, distinctement, vibraient. De l’inertie, j’avais pu lire dans un carnet de contre qu’elle contenait l’énergie potentielle la plus haute, qu’elle était le tremblement porté à une limite telle qu’il en devenait imperceptible. Ce fut très exactement mon impression durant le répit.

Puis Silène se mit à bouger.

Et alors… Alors ce fut unique. La passe de Silène ne dura pas quinze secondes mais elle allait tracer en moi un glyphe éblouissant dont ma compréhension du Mû restera à jamais redevable. Tout partit d’un plané latéral presque nonchalant, puis ce fut littéralement dingue – Silène décrocha brutalement de trente mètres, toucha le sol, rebondit à quarante mètres et entama une torche longue, rythmée de déplis foudroyants – de zigzags secs, d’à-coups, frasques, et d’un jeu si chaotique de vrilles et de spasmes pendulaires qu’il était à peine concevable que l’aile ne se déchirât pas – puis tout entra en décalé-vif, écart-bref : l’altitude, la vitesse, virements de bord, la cadence – au mépris de toute continuité naturelle, ce fut fou, magnifique, alternant l’infime et l’immense, la lenteur et la foudre, l’obtus, l’aigu, le courbe – la hache et la serpe, ça ne ressemblait à rien ni à personne, c’était une syntaxe inouïe du mouvement, quelque chose qu’aucun oiseau, nul vent n’atteindrait jamais, parce qu’au, puisqu’il, plié-ouvert, flécha – et il toucha ! De la tranche du pied. La frappe de Silène fractura le nez d’Erg dont l’aile vacilla sous le choc frontal. Il n’avait eu – comment aurait-il pu ? – ni le – Silène attaqua une seconde passe, toute en angle, très hachée, que notre combattant éloigna d’un soleil arrière –

 

— Pour revenir à ta question initiale, Caracole : tu n’es plus aussi rapide. Ni dans tes gestes, ni dans ta pensée. Tu ne passes plus d’une idée à la suivante, d’une blague à une farce avec le même brio qu’autrefois.

— Pourquoi Lerdoan ?

— Tu le sais, pourquoi. Parce que tu deviens humain aux fibres. Parce que tu t’attaches aux êtres. Parce que tu découvres progressivement le lien et que le lien architecture et ralentit. Parce que tu es en train d’acquérir une mémoire derrière ta conscience pure, ton accueil absolu du présent. Ça crée une complexité en toi, des comparaisons inconscientes d’événements, des allers-retours infimes. Tu prends de la consistance sur ta dispersion naturelle, tu « coagules », comme tu le dis toi-même.

— Et sur le mouvement ?

— Tu n’as jamais été autant en mouvement. Intimement, j’entends. Tu crées réellement aujourd’hui. Tu ne te contentes plus d’enfiler les trouvailles comme des perles, de rebondir sur une phrase, une couleur, un cri du public. Tu déploies du ventre ta propre matrice. Tes changements d’état, tes bifurcations affectives ou ludiques commencent à être véritablement actives. On le sent. Tu improvises du dedans.

— Avant je réagissais à des impulsions du dehors ?

— Oui, uniquement. Mais avec génie. Maintenant, tu es suffisamment peuplé pour inventer en différenciant ta propre matière. Tu me sembles moins mû que mouvant.

— Et le vif ?

— Le vif ne peut pas s’acquérir. Il ne peut pas davantage se perdre. L’énigme reste entière quant à comprendre pourquoi telle personne l’a – et telle autre, non. Tu l’as, hautement. Tu l’auras toujours. Ton mouvement même lui est infiniment redevable.

 

 Caracole sourit avec une profondeur rare et quelque chose en lui sembla se détendre, s’épanouir. Je ne percutais depuis dix bonnes minutes à peu près rien de ce qui se disait ici et j’allais me lever pour aller me coucher quand Caracole bifurqua (par le Saint-Mû ou le Vif-Argent, ne m’en demandez pas trop…) :

— Est-ce que ce Silène peut battre Erg ?

 

π Erg enchaîne trois loopings arrière. Il monte ensuite à la verticale. Il va se perdre parmi les nuages effilochés qui voilent la lune. Il n’a pas forcément le nez broyé. Même si le bruit a été cruel. Silène le suit, zig, lignes brisées, zag – insaisissable et lisse. Au loin, la fête fréole bat toujours son plein. Les cuivres nous parviennent encore. Nous rassurent presque. Il faut qu’Erg utilise une de ses hélices. Il est gravement débordé par Silène au corps à corps. Il doit le ramener sur son propre terrain – le jet. Et s’il n’y parvient pas, il faudra jouer la nullité du combat. Le pat. Tenir jusqu’à l’aube. J’ai peur. On l’a tellement vu supérieur, notre combattant, tellement vu gagner. Si facilement. Si vite. On le croyait imbattable…

Ils ne nous ont pas envoyé n’importe quel Poursuiveur. Pas formé n’importe où : à Ker Derban. Et pas au hasard : par quelqu’un qui connaît parfaitement Erg. L’Arme du Mouvement est de loin celle qui lui pose le plus de problèmes. Il n’aime pas les combats longs. Son système d’attaque est fondé sur des jets à moyenne distance et sur cette couverture volumique de zone que lui assure la suspension. Il opère dans un espace lisse au sein duquel son jet peut toucher subitement n’importe quel point. Silène a profité de l’altitude d’Erg pour piquer vers son char. Il en extrait un bâton de deux mètres prolongé aux deux bouts par trois flammes profilées que le vent actionne. Des foreuses. Il y a des fuites dans l’Hordre même, Pietro. Au plus haut niveau. Des gens qui ont trahi les secrets du système-Erg. Qui veulent très sciemment éliminer notre protecteur. Qui ne veulent pas que notre horde aille au bout.

— S’il manie ça comme son aile, c’est la fin… Erg s’est rapproché. Il a décranté ses deux hélices encochées dans l’armure. Il les tient à la main. Il jauge le vent. Les jette. Silène fixe son bâton en travers du dos. Il décolle. Les hélices frôlent de peu ses pieds, rasent l’herbe et remontent – seconde boucle, elles reviennent sur lui… Il les attend, prend son bâton et schling ! d’un geste habile en dévie une sur Erg qui l’évite de justesse. Anxieux, nous regardons l’hélice se perdre dans la prairie. Silène enchaîne illico. Il bondit sur Erg, bâton en main et tente l’estoc. Erg se tord, escamote et riposte d’un coup de pied hélicé. Ils sont à présent à un mètre l’un de l’autre au corps-à-corps et à vingt au-dessus de nous. La violence et la rapidité des coups nous rendent muets d’effroi. Silène multiplie les voltes et les frappes, son bâton foudroie, cogne. Erg pare des avant-bras, des cuisses, des pieds surtout. Métal contre métal. Tranchant contre tranchant. Du sang gicle en gouttelettes sur nous. Bon dieu…

— Tiens bon Erg !

— Vas-y ! Tue ! Tue-le !

La furie du combat est absolue. Tout l’enseignement de Ker Derban y passe – et au-delà. Botte et contre-botte, parade, écart, estoc, frappe – à coups de genou, de coude, à coups de tête. Soudain, Erg empoigne le bâton. Silène ne lâche pas – Erg tente des tranchés latéraux du pied, Silène danse et s’écarte – il lâche brusquement le bâton et jaillit sur la voile d’Erg. D’un geste, il tranche la totalité des suspentes ! Erg chute à pic. Il va s’écraser sur nous. Nous nous jetons sur le côté.

 

) Peut-être fus-je le seul, grâce à ma position excentrée, à être témoin du sang-froid de notre combattant. Dans un réflexe, il accrocha du bout du bâton sa toile et, se servant de sa vitesse de chute, fit monter en rotation les hélices de ses pieds. À cinq mètres du sol, d’un coup de reins, il bascula pieds en l’air, jambes écartées et tomba au ralenti, grâce aux hélices, sur le matelas de toile qu’il tendait à bout de bras. D’un roulé-boulé, il récupéra le bâton, se releva et attendit Silène. Il se trouvait à quelques pas de moi quand il me jeta :

— Écarte-toi, Sov ! Sortez de la zone de combat ! Il va miner le terrain !

— Quoi ?

— Écartez-vous ! Derbelen !

Je n’avais jamais adoré Erg Machaon, je l’avais toujours trouvé d’une compagnie sinistre et un peu trop sujet à la paranoïa. Mais à cet instant-là, je le vis comme j’aurais toujours dû le voir : un homme seul qui avait dédié sa vie à nous protéger. Son armure en peau de gorce était entaillée profondément aux cuisses, au ventre, au torse, violemment grenaillée, une penaille. Il était couvert de sang – le sien, de l’autre ? – au visage, le nez éclaté, le long du cou, sur les bras. Il avait un doigt tranché qui pendait dans sa main et je ne suis même pas sûr qu’il s’en rendait compte. Et nous, debout, hagards, spectateurs complètement débordés, complètement impuissants, nous ne pouvions ni l’encourager, ni l’aider, juste prier. Juste y croire. Je le vis respirer, vérifier ses appuis, suivre Silène des yeux, l’attendre. Le Poursuiveur avait plongé sur l’hélice perdue et d’un jet droit l’expédia sur Erg – il tendit les bras. L’hélice s’enficha au centre du bâton, qui cassa. Aussitôt, il se précipita vers le char pour couper les ressources du Poursuiveur – mais Silène, encore une fois, fut plus vif. Au passage, nous vîmes qu’il avait un carreau d’arbalète dans la hanche – qu’il brisa à ras, sans le retirer. À la façon d’une mauvaise malle de magie noire, un énième ballon, plutôt joufflu, enfla du char et monta au-dessus de nous…

— Reculez la Horde ! RECULEZ ! On recula. Le ballon creva mollement sur un tir de Silène et une flopée de galettes claires tombèrent en feuille morte dans la prairie. Barbak, qui était, avec Firost, le meilleur ami d’Erg, ne put s’empêcher d’approcher.

— N’y touche pas, Barbak, reviens ! lui hurla Firost. Conscient du danger, Erg accourut pour faire dégager notre remorqueur et soudain il s’effondra dans l’herbe. Silène ne bougea pas. Silence de mort. Affolé, Barbak se précipita sans réfléchir vers notre combattant-protecteur et l’on entendit alors la voix d’Erg hurler : « Non, laisse ! ». Trop tard : Barbak venait de marcher par mégarde sur une des galettes remplies à l’air comprimé et bourrées de tessons. La mine explosa – lui déchirant les deux jambes.

 

 Je n’étais décidément pas dans le coup ce soir, ni dans la fête, ni ici ou ailleurs. Mon cerveau se liquéfiait dans ma boîte crânienne et chaque fois que le visage de Coriolis s’y immisçait, j’avais envie de chialer. Je relevais la tête pour la forme. J’avais en fait la flemme de bouger. Et puis ça redevenait suffisamment dingue pour m’accrocher :

— Je me demandais si tu sentais le combat…

— Il est très perceptible.

— La texture du vent est cisaillée jusqu’ici par les ruptures de Silène. Il est devenu un maître foudre remarquable. Tu as peur pour Erg, n’est-ce pas ?

— Je l’avoue.

— Je te comprends. Il va souffrir. Ce sera, comme tous les combats, un affrontement des vitesses, qui se déroulera dans les trois dimensions : rapidité, mouvement, puissance du vif. C’est à qui saura piéger l’autre dans sa dimension de prédilection.

— Erg est rapide, surtout dans ses jets. Il a, je crois, sous sa croûte brute, une souplesse, une mobilité d’âme. Il ne reste pas sur une stratégie, il module sans cesse, il bouge, il s’adapte…

— Je connais un peu Silène. Il accède parfois, sur un éclair, à ce point où son mouvement est si véloce qu’il paraît toucher au surgissement du vif. Il a notamment des techniques de relâchement musculaire, de mouvement inertiel qui sont supérieures à ce que peut un corps qui agit dynamiquement. Il utilise aussi la vitesse des éléments. Je l’aime beaucoup. Ce qui se passe est un très beau combat, parce qu’il extériorise celui qui se joue en nous…

— En quoi, Lerdoan ?

— À chaque dimension de la vitesse correspond une lenteur ou une fixité propre. À la rapidité s’oppose la pesanteur ; au mouvement s’oppose la répétition ; au vif s’oppose le continu. D’une certaine façon, être vivant ne s’atteint que par ce triple combat : contre les forces de gravité en nous – la paresse, la fatigue, la quête du repos ; contre l’instinct de répétition – le déjà-fait, le connu, le sécurisant ; et enfin contre les séductions du continu – tous les développements durables, le réformisme ou ce goût très fréole de la variation plaisante, du pianotement des écarts autour d’une mélodie amusante.

— Qu’est-ce qui se passera si Erg est battu ? osais-je (sur un hoquet).

— Silène est un fragment de la Poursuite. La Poursuite dit que quiconque tue le combattant-protecteur en combat loyal gagne aussi le droit d’abattre toute sa horde, sauf le Traceur.

— Ça veut dire quoi Lerdoan, concrètement ?

— Que si Erg perd, vous êtes morts. Seul votre Golgoth sera épargné.

— On se défendra !

— Bien sûr, vous vous défendrez. Mais au niveau où évolue un maître foudre, il vous sera parfaitement impossible de le toucher. Il vous éliminera en moins d’une journée. Ou d’une nuit. Un par un ou ensemble. Au choix.

 

π D’un bond d’aile, Silène est allé cueillir Barbak. Ses jambes sont en bouillie, j’ai très peur qu’il y passe. Silène l’a aéroporté et déposé à nos pieds. Hors de la zone minée. Il est encore conscient. Fidèle au Code Ker Derban, Erg n’en a profité ni pour se déplacer ni pour tirer. Lui n’a plus d’aile : il est condamné à arpenter les deux dimensions. Il lui reste trois hélices défoncées : celles qui lui ont servi à parer. Il les a fixées dans son dos. Plus l’arbaméca sanglée sur l’avant-bras gauche. Avec peut-être quelques carreaux de reste, quelques disques larges comme des coupelles et ces trois bouts de câble lestés qu’il peut expédier à haute vélocité et qu’il appelle des rotofils.

La stratégie de Silène est claire. En contrôlant les airs, il commande la surface. Il lit l’emplacement des mines qu’Erg devine mal à ras l’herbe. Il peut amener notre protecteur à marcher dessus. Il peut lui-même les faire exploser d’un tir. L’espace au sol a été strié ; l’espace aérien reste lisse. Premier principe du Mouvement. La prairie est devenue un échiquier mortel qui rend complexe chaque déplacement d’Erg quand Silène garde toute liberté de frappe-esquive. Erg le sait. Il repère activement les mines, en déplace certaines délicatement. Les repose. Silène ne lui laisse aucun répit. Il jette des disques de chute qui montent au zénith et s’abattent en pluie aux frontières de la zone minée, pour empêcher toute échappée. Erg est piégé dans un cercle de cent mètres de rayon. Lorsqu’il tente de sortir, Silène plonge en rase-mottes. Il pendule alors face à lui en l’arrosant de frappes – jets de pierres et boomerang mêlés, destinés à le faire reculer, à l’user, à le pousser à la faute. Erg riposte à l’hélice. Il est à court d’idées. Il n’est qu’à deux dizaines de mètres pourtant, pas plus. Distance où, d’ordinaire, un seul jet lui suffirait pour tuer net son adversaire. Mais Silène reste, écœurant de vivacité. La foudre, n’est-ce pas. Intouchable. Mais qui elle, touche.

 

 Joue la fatigue, macaque. Laisse le venir, plus près. Encore plus près. J’ai les mines calées dans mon crâne, la surface entière. « Foudre se relâche quand domine. Laisse attaquer foudre, macaque, jusqu’à trop sûr de lui, trop concentré sur frappe fatale qui doit tuer toi qu’il oublie, juste une fois, de varier cinquantième trajectoire d’esquive. » J’entends la voix de Te Jerkka, j’entends son rire, je revois ce combat. J’avais treize ans. « Toujours un moment où toi savoir répéter. Répéter, répéter. Mêmes tirs, macaque, toi plus varier, faire entrer lui dans routine tienne… Encore, encore, lui appauvrir ! Trajectoires-esquives pas infinies. À force, toi vas reconnaître une. Une suffit. Une ! Et là, tu frappes Ergo et c’est fini… » Je le revois face à cet Oblique qui m’impressionnait tant. Un quart de foudre. Il était comme ici, en l’air. Inchopable. Ce jeune crétin l’allumait à l’arbalète. Et Te Jerkka, déjà vieux, sans armure et sans vitesse. Qui parait avec une planche ! Qui me parlait. Qui me montrait. À un moment anodin, l’hélice de mon maître partit. Un jet tranquille. Le quart de foudre s’affala dans la terre. Il était mort. Te Jerkka s’excusa devant moi. « Vieillesse, macaque, raté la hanche. Plexus jamais bon ! »

Vais d’abord le clouer au sol. Lui couper ses ailes. Bouge-toi, macaque ! Empêche-le de fuster latéral. Cadre-le droite-gauche d’un double jet carré. Puis force-le à plonger sur la troisième hélice. Il se protégera lui. Mais pas sa voile…

 

) Pas la peine d’avoir fait Ker Derban pour comprendre qu’Erg était à bout de forces. Il ne cherchait même plus à fuir à présent, il essuyait des pierres qui le touchaient aux épaules, il titubait… Il parait au pire, tirant par intermittence, à la manière d’un lion blessé qui rugit pour repousser quelques minutes encore l’assaut final, le croc meurtrier des hyènes. Sous une lune désormais crue, Silène tranchait par sa vitesse intacte, ahurissante, cette façon qu’il avait de se porter d’un point à un autre du ciel ou du sol sans qu’on devine son trajet – quand il allait bifurquer ou piquer, quand il tirerait et avec quoi – boo, hélice, pierre ?

— Il faut l’aider, les gars. On va pas le laisser crever sous nos yeux !

— On n’a qu’à l’attaquer tous ensemble ! Cet enculé finira bien par tomber !

— Un rempart !

— Laissez tomber !

— Erg est au bout du rouleau !

— Laissez-le, merde ! cria Firost. Erg a jamais perdu !

Firost le hurla si fort qu’il était évident qu’il se parlait à lui-même. Pietro n’avait pas ouvert la bouche et je me mis à le regarder. La luminosité portait des ombres sur son visage et l’espace d’un instant, il me sembla le voir sourire. Là-bas, dans ce coin de prairie balayé de rafales, la différence de vélocité entre notre protecteur et Silène se faisait tragique : on aurait dit la vieillesse face à l’adolescence. Sur un énième piqué à saccade, une pierre toucha Erg au front et il bascula dans l’herbe – aussitôt, Silène fit volteface, se cala en suspension et arma son bras. L’hallali arrivait.

 

π Trois ! Trois hélices d’un seul jet ! Jaillies de la patte d’Erg, faussement aux abois. Une feinte magnifique ! La voile de Silène se déchire net. Le Poursuiveur se fracasse à terre. Férocement, en pleine vitesse !

— Barnak !

— Yahaa !

— C’est pas fini, pas fini…

— Attention !

 

) On vit Silène se relever. Lentement… Lentement pour la première fois ! On se rapprocha tous pour mieux, malgré les mines, voir malgré l’interdiction formelle, voir s’il était, malgré Ker Derban et toutes leurs conneries de code… De toute sa masse musculaire, Erg se redressa, sa crête noire en aileron agressif sur son crâne. Il avait pris son boomerang de chasse, son arme préférée, et il avançait vers Silène le bras levé. Dix mètres entre eux, à peine. Pour la seule fois du combat, on les entendit s’adresser la parole :

— Blast erk ?

— Nemork blast.

— Pat akcerpt ?

— Nek !

Pietro m’empoigna le bras pour m’obliger à rester à ma place. Il était blême :

— Il lui demande le pat !

— Qui ?

— Erg ! Erg vient de demander le pat à Silène… La nullité du combat.

— Pourquoi ? Il l’a à sa merci !

— C’est le Code Ker Derban. Ça veut dire que Silène est gravement blessé. On ne combat pas un blessé ! jeta une voix derrière moi. Pietro regarda Firost qui venait de s’exprimer. Le prince secoua la tête de dépit, de colère presque, et il nous demanda impérieusement de reculer.

— Écoutez-moi tous, et surtout toi Firost. Silène n’est pas blessé ! Erg a demandé le pat parce qu’il a compris qu’il ne peut pas gagner !

— T’as vu la chute qu’a faite Silène, Vents du diable ! C’est pas humain, il devrait être en miettes !

— Il est maître foudre, Léarch… Tu n’as toujours pas compris ce que ça implique ?

Il y eut un silence incrédule. Erg était maintenant à moins de cinq pas de Silène, boo armé. Silène n’avait que ses mains nues et il se tenait droit, de profil, sur la pointe de ses pieds, vibrant comme une corde…

— Qu’a répondu Silène pour le pat ? demanda finalement Steppe qui fut le seul à percuter.

— Il a refusé.

Croyez-moi si vous voulez. Sinon, restez-en à ce qu’on vous racontera. Erg aurait pu transpercer le Poursuiveur de part en part à la distance à laquelle il se trouvait. Mais au lieu de projeter son boomerang droit devant – à quoi ? quatre pas – il prolongea le geste de son bras jusqu’à sa hanche et il le lança en force derrière lui – Au même instant, il expulsa en mode hypervéloce – par-dessus son épaule gauche – deux rotofils. Je ne sais pas si l’on peut dire qu’il anticipa. Je ne sais pas si, comme il nous l’expliqua plus tard, il avait deviné la trajectoire de fuite du maître foudre parmi l’immensité des possibles qui s’offraient à quelqu’un capable de bondir à huit mètres en détente sèche, dans n’importe quelle direction. Toujours est-il qu’à la seconde d’après, Silène se trouvait à une quinzaine de mètres derrière Erg avec un boo encastré dans l’omoplate et un rotofil qui lui avait cisaillé l’aorte.

— Je ressens une perturbation dans la texture du Vent, Lerdoan… Très intense.

— C’est un vif qui se compacte. Je le sens aussi. C’est douloureux et beau à la fois. Quelqu’un vient de mourir. Quelqu’un de très puissant, qui se survit déjà.

 

 Bon ben. Vous voyez le topo quoi… J’avais échoué dans le coin le plus crainteux de la fête, avec un Caracole aussi terne qu’un jour sans muage, ma gueule de bois et un petit vieux qui se prenait pour un chaman du vent et qui devait (à mon humble avis) tenir à peine debout sous zéfirine. J’écoutais quand même (au cas où). À les entendre, ils savaient tout, le cul dans l’herbe, et le pourquoi et le qui et le comment :

— Silène ?

— Oui, Silène. Votre combattant-protecteur a fini par l’emporter.

— On dirait que ça t’étonne ?

— Beaucoup, troubadour. Beaucoup. Il y a quelque chose d’anormal.

Une autre présence peut-être. Même si je pense que Silène, dès l’amorce du combat, avait déjà atteint son but, ce qui a pu le rendre moins agressif… Erg jouait votre vie à tous. Il est tissé en vous. Silène ne jouait que l’honneur d’un être cher. Le simple fait que le combat ait enfin lieu rendait hommage à cet être et soldait la dette. Que Silène gagne ne lui aurait d’ailleurs servi à rien par rapport à la vengeance qu’il vise puisqu’elle est impossible…

— Tu vas trop vite pour moi…

— Dans l’absolu, Silène aurait dû tuer Golgoth. La vengeance porte sur Golgoth. Or, Ker Derban interdit d’abattre le Traceur. On ne peut donc l’atteindre qu’en éliminant sa horde et en le laissant seul. Mais tout ça reste théorique.

— L’Arme du Mouvement va être accablée…

— Je ne crois pas que Silène ait vraiment perdu, pour tout te dire. Je crois même que ceux qui l’ont formé peuvent être fiers ce soir. Il a dominé votre protecteur. Le Mouvement a prouvé sa supériorité ontologique. Simplement…

— Simplement quoi ?

 

) Pietro envoya Steppe chercher Golgoth et les autres – ceux qu’il trouverait. Alme arriva la première, le visage chiffonné de sommeil, avec sa trousse de soin et son expérience. J’avais froid à présent. À nos pieds gisait le cadavre de Silène, avec son visage de faune et ses yeux jaunes qu’Erg avait souhaité laisser ouverts vers la lune. Barbak avait été garrotté sous les genoux. Personne n’osait toucher à ses jambes déchiquetées de tessons. Je ne ressentais aucune fierté, plutôt le sentiment d’un extraordinaire gâchis. À mes côtés, un Firost surexcité refaisait le combat avec un Erg taciturne, abasourdi de fatigue et criblé de plaies. Lorsque Alme arriva, elle soigna d’abord Barbak, longuement, en extrayant un à un chaque éclat de verre de ses tibias. Sous la douleur, il perdit rapidement connaissance. Puis elle força Erg à s’allonger et, sans attendre les brancards que les frères Dubka allaient apporter, elle lui retira son armure en peau de gorce et ausculta les blessures. Son torse et ses cuisses montraient un ciel étoilé de plaies. Il avait bien le nez cassé, un doigt en moins et il respirait mal…

Après s’être isolé quelques minutes avec Oroshi, Pietro s’approcha de notre combattant-protecteur. Il s’accroupit et lui demanda, d’une voix qui voilait mal ses angoisses :

— D’après toi Erg, y a-t-il d’autres Poursuiveurs de cette trempe à nos trousses ?

Erg inclina sa tête péniblement pour parler. Son timbre était salement rauque :

— Selon mes sources… personnelles… une vingtaine… Silène faisait partie des plus dangereux… Les autres sont moins forts… À part un…

— Qui ça ?

— Son nom ne te dira rien… Il vient des franges glacées de la bande de Contre… Il n’est jamais passé par Ker Derban… Il s’est fait lui-même… Dans l’univers des combattants, on l’appelle le Corroyeur…

— Le Corroyeur ?! Et quelle est son arme ?

— Il n’a pas d’Arme : il réfléchit… Ou plutôt, il a une Arme : c’est le temps… Ses combats durent huit, neuf heures… parfois une nuit entière… Personne n’a jamais réussi à le battre… Certains en ont réchappé, en fuyant… Mais il les rattrape toujours, parfois des années après, dans un bled en pisé, n’importe où. Il finit toujours ses combats… Il a horreur du pat. Même chez les autres… Ça s’est encore vu ce soir…

— Qu’est-ce qu’il a de si spécial ?

De sa bouche, Erg laissa échapper un peu de salive rougie et il répondit en soufflant :

— Son système de défense…

— En quoi ? Explique !

— Y a rien à expliquer… Ce mec a le meilleur système défensif jamais élaboré sur cette putain de terre… On sait pas pourquoi… On sait pas comment. Les rares témoins qui l’ont vu combattre parlent de techniques incroyables à base de cailloux ronds, de mottes de terre, de branches… Ce qu’il trouve… Il est même pas rapide… Il a des jets à la con… Mais il a une qualité plutôt utile par chez nous : il meurt pas.

— Tu vas pas me dire que t’as peur de ce mec ?! Un bouseux à moitié décongelé ! intervint Firost.

— Je n’ai peur de personne, Firost. Sache juste que quand ce mec surgira, ton Machaon commencera à compacter son vif…

— Qu’est-ce tu chies là ? T’es le meilleur combattant du monde, macaque ! Tu l’as encore prouvé ce soir !

— Ce soir, je n’ai prouvé qu’une chose : que je vieillis… Je chute mal… je ne bouge plus aussi bien… Je marque les coups… Le Corroyeur le sait déjà…

— Ça, certainement pas, coupa Pietro. Ce combat a été et restera secret ! Seule la horde est au courant. Nous avons veillé à ce qu’aucun Fréole ne soit prévenu.

Erg hoqueta un rire :

— En dehors de vous les gars, excusez-moi… mais y avait cinq témoins pas vraiment invités ce soir… Dont le Corroyeur…

Pietro, qui s’était relevé, lâcha en même temps que moi :

— Comment ça ?

Erg rauqua sous l’extraction à la pince d’une bille de plomb. Il était jaune sous l’éclat de la lune. Il ricana comme un gamin qui aurait trop longtemps caché un secret savoureux :

— Vous êtes vraiment des artistes… Aucun combat n’est jamais secret… Encore moins quand il concerne l’élite de Ker Derban ! Il y a toujours dans les parages un rapporteur de l’Hordre, un cafard, d’autres combattants, des Poursuiveurs…

— Où ils étaient, bordel de Vent ?

— Un est resté tout le combat à deux cents mètres à l’aplomb de la zone… Il était en ballon noir… Un autre était perché sur un arbre dans la forêt linéaire… Je l’ai d’ailleurs touché sur un retour d’hélice… Les autres, en tenue de camouflage, dans l’herbe…

— Et le Corroyeur ?

— C’est lui qui a tranché la gorge de Silène…

— Le Corroyeur ?

Là très franchement, je crus qu’il avait grimpé en fièvre, ou alors qu’il se foutait aimablement de nos gueules. J’avais la mâchoire décrochée par l’ahurissement. Erg continua tranquillement :

— Il était recroquevillé… en motte de terre… recouvert d’herbe… en plein milieu de la zone de combat… Depuis le début apparemment… Quand j’ai lancé le rotofil, j’ai bien coupé l’axe de fuite de Silène, mais il a su esquiver… Il s’est jeté au sol… Et il ne s’est plus relevé…

Firost réagit le premier :

— On a vu ça ! On était à cinquante mètres. Silène a pas esquivé du tout, Erg ! Il a été cisaillé à la gorge par ton rotofil et il s’est écroulé ! Tu l’as touché en pleine course !

Erg toussa un peu de glaire et de sang et il sourit de plus belle. Il secoua la tête et il lâcha :

— Si tu veux : je l’ai touché…

Il y eut un silence, long, fragile, dont le sens implosa comme le bulbe d’une méduse noire. Erg se réallongea complètement sur les conseils d’Alme. Il ferma les yeux et sa main droite sur le métal bosselé de son boo. Ses lèvres bougèrent à peine quand il articula :

— Troubinast…

Je me tournai vers Pietro pour quêter du regard la signification du mot. Il n’avait pas spécialement le visage de quelqu’un qu’on vient de rassurer sur notre avenir. Il paraissait complètement ailleurs quand il me répondit :

— Ça veut dire « poète ».

 

 Caracole était (comme moi) un peu énervé par les insinuations de son pote Lerdoan. Simplement, quoi ? Erg avait gagné, oui ou merde ? En quoi les guignols du Mouvement pouvaient-ils se prétendre meilleurs ?

— Quelqu’un est intervenu dans le combat. Quelqu’un qui possède le vif. Qui peut-être s’en nourrit. La rapidité d’Erg, ses anticipations même, ne pouvaient suffire face au Mouvement. Il lui aurait fallu cette aptitude au plus petit écart, et pas seulement des inflexions, fussent-elles hypervéloces. Face au foudre, la supériorité ne peut venir que du vif. Lui seul dépasse les vitesses relatives et les variations-éclairs. Lui seul peut aller plus vite parce qu’il actualise le discontinu. La rapidité et le mouvement restent des dimensions de l’espace-temps. Le vif est proprement l’intempestif. Il jaillit à travers la texture du vent-temps – ou temps qui s’écoule. Il apporte avec lui sa temporalité. Lorsqu’il surgit, l’action ne se produit plus en terme de vitesse ou de lenteur, elle n’est pas plus rapide ou plus lente que celle de son adversaire : elle est simplement d’un autre temps.

— On ne peut pas y répondre, c’est ça ? Elle est déjà accomplie avoir d’avoir pu être vécue ?

— Oh, on peut y répondre Caracole : par un autre vif. Ça s’appelle le combat polychrone, chacun des adversaires ripostant par des trouées de temps.

— Mais qui peut combattre à ces niveaux-là ?

— Personne dans l’humain, à ma connaissance. Mais les autochrones le peuvent, et sans doute certains animaux comme le lorsque, le donc, le puisque… Et puis les glyphes naturellement.

 

 Je me levai définitivement sur ces mots, saluai et partis me coucher. Le Lorsque, le Donc et le Puisque, des animaux ? Et quoi d’autres, nom d’une cage ? Les « glyphes » ? Je ne sais pas ce que ce bougre-là buvait ou fumait, sans doute pas la même chose que moi ou alors pas dans la même boucle d’espace-temps mais il avait des bouffées de déconnade qui m’échappaient profond (et qu’il n’y avait qu’un Caracole fatigué pour apprécier).

 

π Lorsque Golgoth arriva, notre cercle s’écarta pour le laisser approcher du cadavre. Il le regarda quelques instants sans broncher, puis :

— Un gars du Mouvement, ça.

— Ça se voit au visage ?

— Ça se voit aux blessures. Pour un combat qui a duré autant de temps, face au macaque, c’est plutôt rareau de voir un gugus qui pisse pas le sang par tous les trous ! Je connaissais ce mec…

— Qui c’était ?

— Son frangin.

— Le frère de qui ?

— Le frère du gamin qui devait m’affronter à l’épreuve de la traceuse, quand j’avais dix anneaux au compteur. Et qui s’est pas levé le matin… Ils étaient jumeaux. Vrais jumeaux. Liés comme eau.

Golgoth s’accroupit. Il prit à deux mains les oreilles de ce qui avait été Silène. Et il ramena son visage jusqu’à hauteur de ses yeux en le regardant fixement. Il nous demanda d’un geste de nous éloigner, ce que nous fîmes. Et alors il lui parla, il lui parla. Il lui parla. Un long murmure avec des cris parfois et, à un moment, des gestes fous, saccadés. Ça dura, je ne sais pas… Ça dura. À la fin, il le reposa. Il revint vers nous. Il avait le visage dévasté. Il s’approcha d’Erg dont une plaie à l’épaule perlait à travers le bandage. Il hurla :

— Ker Varak !

— Arlek !

— Ker Debarak !

— Parakerte !

— Ja lek der gast par sulpati. Silène qal filek dor. Ter erk nivarm der Corroyar.

— Merci.

Puis il lui apposa la main, doigts écartés, en plein front sans qu’Erg bouge d’un iota. Le Goth nous dit ensuite d’aller nous coucher. Il avait les traits creusés. Son nez ressemblait plus que jamais à un groin, dilaté, reniflant l’humidité nocturne, inquiet. La dernière phrase qu’il lâcha ne s’adressait à personne.

Ainsi que parfois :

— Un vif de plus à nous brouter la bourrasque… Faudra bientôt se méfier du vent même…

La Horde du Contrevent
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